Il est neuf heures.Le soleil n’est pas encore bien levé dans
cette petite matinée timide de mars. Les rares passagers du vaporetto
exhalent une brume légère et s’engourdissent dans
la cabine. Moi, je veille dehors, dans l’air frais, emmitouflé dans
mon écharpe. Les mouettes lèvent une patte de leur briccola,
pour ne pas trop toucher la surface froide du bois. Pour un peu, elles
gémiraient.
Nous croisons un remorqueur, silhouette noire et blanche
sur cette lagune qui ne se décide pas entre le vert, le gris et le bleu. « Glas »,
dirait un de mes amis breton. Une couleur dont le nom n’existe
que là-bas, sur les loch et dans les cieux des anciens dieux.
Nous
avançons sur une eau plate et froide, qui devient neige
et presque blanche sous les premiers rayons d’un soleil bas. Les
lampadaires au garde à vous tracent une allée irréelle
entre les parcs à coquillages. Avec un peu de foi, on pourrait
presque marcher dessus. Les filets qui pendent entre les gros pieux de
bois ressemblent à des centraux téléphoniques désaffectés.
Les mouettes nous saluent, à moins que ce ne soit le passage de
l’un de ces bateaux joufflus qui vont ramasser les vongole, ces
coquillages pour lesquels les passions se déchaînent dans
les villages côtiers.
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De temps à autre surgissent des cabanes sur pilotis,
petites îles
de bois fragiles où sèchent les filets et les piquets.
Il en est une, fatras improbable de vieilles portes peintes, d’anciens
volets de plastiques gris, de tubes rouillés et tordus entre lesquels
achèvent de sécher des bouts de filets bleus et verts,
de pots où s’épanouissent quelques plantes faméliques.
Entre les planches, un escabeau au rebut grimpe à une ancienne
niche à chien bleue, dans laquelle ne vit plus aucun ermite à quatre
pattes. C’est une niche bleue, accrochée à la
cabane,
aurait pu chanter un autre romantique.
Un autel dédiée à la Vierge apparaît, solitaire
et décharné sur son socle de béton. Deux couronnes
fanées lui font un curieux cache-oreilles roux. Il reste là,
planté à jamais, tandis que nous suivons la jetée,
celle qui protège la lagune de la mer, celle qui empêche
des épousailles trop violentes entre l’Adriatique et les
habitants d’ici. Sur la digue, un cycliste pédale lentement
le long du mur de pierres, isolé dans le cliquetis grinçant
de la chaîne de son vélo. Il avance vers l’autre bout,
plus loin là-bas. Il reviendra ce soir, avant que la nuit tombe.
Le touriste est rare…
Le
soleil s’est enfin réveillé. Il a pris son temps,
mais ce qu’il offre maintenant valait la peine de patienter un
peu. De petits villages de pêcheurs aux noms chantants éclatent
dans le soleil et défilent le long de la digue : Malamocco,
Alberoni, San Pietro in Volta, Portosecco, San Antonio, Sottomarina,
Pellestrina, dont les habitants, comme ceux de Venise, fuirent les invasions
au Ve siècle et s’installèrent là.
Le touriste
est rare, par ici. Peu d’hôtels, quelques restaurants
seulement – excellents par ailleurs, comme l’Osteria
al Campielo à Sottomarina
(spécialités de poissons) – et par voie de conséquence,
un calme exceptionnel. Les jolies maisons ocres, jaunes, vertes, bleues,
tournent leur façades vers la lagune. Le long des quais, entre
les pieux, les barques et les bateaux bleus et rouges patientent jusqu’à l’heure
de la pêche. De l’autre côté des maisons, c’est
la dune, plantée d’ajoncs, de genêts et d’arbustes
maigrichons. Des kilomètres de sable parsemées de bouts
d’épave et de bois flotté pour se promener et se
vider la tête entre les oiseaux et les vagues bleues. Les mouettes
observent, commentent, se moquent, veillent, s’envolent… Sur
la jetée, une fille a peint son amour pour Beppe. Un tatouage
pour la pierre.
Poveglia, l'îlot maudit
Le
bateau repart, laissant les reflets multicolores se perdre dans le bleu
lagunaire. Nous croisons quelques barques traditionnelles qui glissent
sans bruit le long des quais ou près de limites du chenal. Surviennent
deux rameurs et leur gondolino rouge, la Ferrari des gondoles,
longue et étroite, galbée pour les courses de la Sérénissime. Elle
s’éloigne vite, tandis que se profile l’îlot étrange
de Poveglia, l’un des endroits les plus hantés de la planète,
assure la légende. Tour à tour monastère, refuge
pour victimes de la peste noire (près de 160 000 moururent ici),
poudrière sous Napoléon, et asile de fous sous la direction
d’un médecin sadique, Poveglia ne cesse d’intriguer
les amateurs de mystère. On entend souvent sonner, paraît-il,
la cloche du campanile, déposée en 1913… Actuellement,
les projets pour cette île tournent autour d’un centre écologique
et archéologique, mais aucune visite n’est prévue
pour les curieux.
Le
lido et ses jolies maisons, gardées parfois par de splendides
voiliers, s’efface, et le bateau arrive à San Lazzaro degli
Armeni. Leproserie au XIIe, puis abandonnée,elle fut donnée
en 1717 à un moine arménien fuyant les Turcs. Elle est
devenue depuis musée, et surtout bibliothèque, riche de
plus de 200 000 volumes anciens, dont une collection unique de manuscrits
et d’incunables arméniens de grande valeur. On y voit aussi
quelques sarcophages égyptiens magnifiques, et des momies en superbe état,
veillées jalousement par un père barbu et loquace à l’œil
vif. Il faut passer quelques instants zen dans le jardin et la cour intérieure
du monastère, hors du temps, c’est un moment unique.
La journée s’achève, il est temps de rentrer dans
le soleil couchant, toujours unique à Venise. Le bateau contourne
San Giorgio, passe devant San Marco, et va se perdre dans les ors de
la lagune, au large de la Giudecca. Pour faire ce tour, utilisez principalement le vaporetto de la ligne
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