Saint
Domingue se réveille doucement de la torpeur moite de la nuit.
C’est l’heure où le soleil n’est pas encore
brûlant,
l’heure à laquelle les Dominicains se rendent au travail,
où les seaux d’eau voltigent devant les portes sur les
petits trottoirs gris, l’heure où les cernes de la nuit
s’effacent
à la douceur de la lumière caraïbe. L’heure à
laquelle on a un peu l’impression d’être arrivé
au bout du monde.
Dans la cité coloniale, les pigeons ont déjà envahi
le Parque Colon, devant la cathédrale, et se perchent, irrespectueux,
sur le doigt tendu du navigateur. C’est lui qui, ce dimanche de
1492, était arrivé au bout du monde.
La « Zona Colonial » ne représente que 1% de l’étendue
de Santo Dominguo. Mais c’est l’âme et l’histoire
de la cité toute entière qui s’y trouve enfermée,
entre les pierres grises des remparts.
Quels secrets se cachent derrière les murs des anciennes demeures
patriciennes ? Quels visages observent les passants à l’abri
des grilles fleuries ? Quels fantômes guettent le promeneur qui
remonte les pavés de calle Las Damas, la plus ancienne du Nouveau
Monde ?
Celui
de la belle Maria de Tolède, l’épouse de Diego, le
fils de Cristobal à qui échut en 1509 la charge de la première
ville espagnole outre-atlantique ? Elle s’y promenait, accompagnée
des dames de sa suite, et faisait bruisser ses lourdes robes le long des
remparts, observée de loin par les servants des canons qui témoignent
toujours des tumultes d’alors. Elle logeait à l’Alcazar
avec la cour, cette demeure fortifiée dont les fenêtres et
les balcons ombragés donnent sur le fleuve, tellement plus sûre
que les premières habitations des nouveaux arrivants, de l’autre
côté du rio Ozama. C’est Bartolomé, frère
du grand Christophe, qui avait pris la décision de s’établir
ici, après l’erreur de San Isabella, sur la côte nord
de l’île.
Oui,
pour ceux qui se souviennent des films de Boggart en noir et blanc, des
sourires fugaces de Lana Turner, Saint-Domingue – Santo Domingo
– est le bout du monde. Une sorte de fin en couleur pour un Montand
en cavale ou un Ventura s’épongeant le front de son mouchoir.
On peut toujours rêver, n’est-ce pas ?… La proximité
des ambassades ou la lecture des romans de John Le Carré sont probablement
pour quelque chose dans cette impression étrange de la présence
des ombres des « honorables correspondants » dans les ruelles
de la Cité Coloniale, emberlificotées de fils électriques.
Ceux-ci
sont partout, omniprésents, obsédants, et même menaçants
les après-midi d’orage, lorsque les torrents de caniveaux
submergent les trottoirs. Les fils traînent, et on se prend à
imaginer la gigantesque électrocution d’une ville entière.
Saint-Domingue est une ville où l’on fantasme facilement.
Une ville de rêves. Une ville d’odeurs, de bruits, de vie
et de somnolence, aussi.
Lorsqu’il pleut – elles arrivent souvent, l’été,
ces petites averses chaude et pénétrantes – les «
coloniaux » s’assemblent à une terrasse de café
et refont le monde, ou leur journée. De quoi peuvent-ils parler
? Des incessantes coupures d’électricité, du service,
qui n’est plus ce qu’il était (c’était
tellement mieux lorsqu’ils sont arrivés…), ou du prix
des cigares ? Sûrement pas de la misère ambiante.
Elle est ailleurs, loin des gros 4x4 Porsche des rues avoisinantes. On
ne visite pas… On y vit.
Les sourires chauds, les mots d’amitiés, les gestes généreux
rendent cette ville inoubliable. Je me souviendrai longtemps de cet homme,
de garde à la forteresse, qui a pris son heure de déjeuner
pour nous montrer, fier, les trésors des rues et des musées
alentour. Lorsque j’ai voulu le remercier, il s’est offusqué,
peiné de laisser croire qu’il attendait autre chose qu’un
merci et une accolade.
Si l’on y pense, l’Amérique est née ici…
Le souvenir de Colomb et de ses compagnons est omniprésent pour
celui qui ausculte l’âme des pierres. Une ville du seizième
siècle aux Antilles, ça se remarque. Les pirates et flibustiers
sont encore là, embusqués dans les souvenirs des gros murs
et des églises qu’ils mettaient à sac avec tant d’ardeur.
Les galions espagnols ne remontent plus le fleuve Ozama, mais les nuits
sans lune, on entend encore claquer les voiles gorgées de sel.
Et s’il
y en avait parmi vous qui désiraient remonter encore plus les brumes
de l’Histoire, il reste encore les traces, hors la ville, des Taïnos
et de Quisqueya. Les lacs des grottes des trois yeux (Tres Ojos), bleu,
jaune, et vert, conservent la mémoire de la très belle Anacaona,
épouse d’Enriquillo, qui venait y faire ses ablutions. Il
y a des moments où il fait bon être rocher…
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