Il faut s’y faire ; Venise est belle, incroyablement belle.
Et cette beauté n’est pas seulement due à ces monuments
sublimes, témoins et acteurs d’un passé étincelant
de lumière, mais peut-être plus simplement à ces
tableaux vivants qu’elle nous offre à longueur de temps
dans les ruelles les plus petites, les rii les plus cachés.
Des oppositions de couleurs uniques au monde, entre ocre, rose, bleu,
argent, vert, or et blanc. Pas un peintre ne résisterait à une
telle profusion, un tel embrasement pour la rétine. Le miroir
calme de ses eaux, quelquefois solide, de temps en temps faiblement
frisé par une vaguelette venue mourir sur un mur, ajoute encore à cette
sensation que nous avons de nous mouvoir à l’intérieur
même du tableau d’un grand maître.
L’Amour ne s’y trompe pas. Ce ne sont pas les aventures
rutilantes d’un Casanova ou les souvenirs passés des courtisanes
qui font rêver les cœurs épris. Ce sont les petits
canaux perdus, les arrières cours, les puits de pierre blanche
au milieu des campiello, décors d’un théâtre
amoureux où Marivaux écrirait sur une sonate de Mozart
ou de Vivaldi. A chaque balcon le fantôme absent de sa Juliette.
Je m’adresse à vous deux, qui ne savez comment concilier
le trop peu de temps qui vous a été accordé et
l’appétit de vos sentiments. Perdez vous, dans tous les
sens de ce verbe magnifique. Abandonnez à vos émois le
plaisir et l’irraison de guider vos pas. Perdez vous dans ses
yeux, serrez vous l’un contre l’autre, bras dans bras,
peau sur peau, main dans main, et offrez vous ce moment unique si précieux
d’un bonheur qui n’appartiendra jamais qu’à vous
seuls, instant où les mots ne suffisent plus. Donnez vous à la
ville, pleurez si vous voulez, mais volez de l’espace à la
vie, prélevez du temps à l’éternité.
Ces heures sont les vôtres.
Ne vous souciez pas des célébrités monumentales.
Abandonnez les Rialto, San Marco et autres aux hordes qui courent.
Vous les croiserez forcément sur votre chemin, et il sera toujours
temps d’y revenir. Plus tard. Dans la soirée. Lorsque
tous seront partis se coucher.
Pour le moment, sortez du chemin. Prenez la première rue qui
s’offre à vous à droite ou à gauche et rasez
les murs. Discrètement, humblement. Vous êtes chez vous,
mais ceux que vous croisez aussi. De plus, ils logent ici, et ce sont
peut-être vos futurs meilleurs amis. Comprenez aussi que Venise
est une ville difficile, pour les courses, pour l’acqua alta,
pour la foule…
Cheminez sur les fondamente étroits, l’eau qui
vous accompagne a quelquefois des reflets d’or. Attention, elle
est magique ! Lorsqu’on s’y égare ne serait-ce
qu’une seule fois, elle vous capturera pour l’éternité.
Jamais vous ne pourrez l’oublier, et elle hantera vos rêves
pour toujours. A d’autres heures, l’onde se fait verte.
Une certaine pâleur l’habite, et elle s’écoule,
indolente et paresseuse, absorbant dans sa fuite lente le ciel et les
murs, les ponts et les barques abandonnées.
Chaque sestiere a son mystère auquel il est doux de
s’abandonner. Tous sont différents. Du plus pauvre au
plus riche, leur offrande est ailleurs, du royaume du cœur. C’est
ce que ne distinguent pas ceux qui passent au pas hâtif des transhumances
quotidiennes. Il faut s’être perdu dans l’errance
des sotoporteghi et les décors des corti,
petits théâtres de pierre dont nous sommes les acteurs,
pour entrevoir la magie des faux semblants. Les chats se font
rares, mais les puits les attendent, stoïques, figés pour
l’éternité, bouches rouillées sur un enfer
qu’on imagine liquide et vert jade. Les anciens volets de bois
autrefois peints défendent jalousement les ombres des vieux
palais abandonnés. Les petites vierges fleuries, derrière
leurs arabesques de fer forgé, ont des regards de compassion
pour les pauvres pelerins que nous sommes. Les altane fragiles,
juchées solitaires sur leurs tuiles joufflues, toisent dédaigneusement
la fièvre des Campi. En bas, la foule, le bruit, la
moiteur. En haut, la brise légère, les toits, l’harmonie,
la paix.
Lorsqu’enfin le jour se fait tendre, que les façades rosissent,
se parent des ocres du crépuscule, lorsque l’eau devient
miroir, que les bruits s’estompent au loin, et que seuls l’écho
de vos pas vous accompagne encore, entrez dans la magie des reflets
improbables. Hâtez vous pour le dernier traghetto. Vous pouvez
finalement rejoindre les diamants scintillants des dernières
lumières de l’unique Piazza San Marco. Les pigeons sont
blottis au creux des grandes clés blanches du palais des Doges.
Seules quelques âmes égarées arpentent encore les
dalles grises qui ont connu tant de fastes, tant d’histoires.
C’est l’heure des fantômes de Venise. Ecoutez leur
plainte, dans le vent frais des rues désertes à peine éclaircies
de lampes blanchâtres. C’est l’histoire de la ville,
de ce grand vaisseau immobile et de ses voyageurs. Frissonnez. Maintenant,
vous savez.