Horning et les Broads

A quelques minutes de là, le village de Horning est charmant et minuscule. De vieilles demeures en brique et en bois à toits de chaume, quatre ou cinq petites boutiques qui vendent à peu près tout, et un bureau de Poste lilliputien, niché entre des bocaux de confitures, des boites de puzzles et des objets souvenirs divers. L’avenir, peut-être… En tous cas, le préposé aux lunettes rondes était affable, prévenant, et prenait visiblement plaisir à échanger quelques phrases avec tous ses usagers. Lorsqu’il a su que nous étions Français, la gentillesse a redoublé.
Dans la rue, un petit nombre de voitures de luxe qui circulent sans bruit, et sur la rivière, quelques voiliers classiques remontent en tirant des bords, sans autre bruit non plus que les claquement de toile. Leurs grandes voiles beiges ressemblent aux ailes qu’un ange aurait égaré sur l’eau. Ici, la navigation n’est pas réservée aux bateaux à moteur, et il est assez courant de croiser de petits sloops en bois verni qui font perdurer le joli temps des voiles sur l’eau douce.
Dans l’unique grand’ rue, le Swann Inn (l’Auberge du Cygne), dont l’autre façade donne sur la rivière, propose ses salons feutrés et chaleureux aux navigateurs de passage. Juste à côté, une vieille maison de briques se détache. Elle date de 1694, du temps de Jean Bart. 1695, disent certains, en prenant à témoin un chiffre différent au dessus de la porte. Une vieille dame au cheveux blancs m’accoste : « elle est belle, n’est-ce pas ? J’ai travaillé ici quand j’étais jeune. J’étais heureuse… »
Je lui ai demandé si les murs parlaient des histoires du temps jadis. Elle a eu un petit rire et m’a répondu : « Je ne sais pas. Mais on dit que parfois, la nuit, on voit dans les anciennes vitres le jeune Nelson faisant de la voile sur la rivière… »
Nous sommes partis à l’aurore le lendemain matin.

Naviguer dans les Broads ne demande aucune compétence particulière. Seulement une (petite) connaissance de l’anglais, et un intérêt pour cette magnifique civilisation du moins pour l’une de ses composantes principales : la nature ou les Pubs. Le reste, étant par essence, incompréhensible pour nous Français, à moins d’une étude poussée de la question.
Au nord, la Nature. Au sud, les Pubs (rassurez vous, il y en a également quantité dans le nord des Broads). Ils sont indiqués sur les cartes comme « endroits d’intérêt touristique différent » (en anglais dans le texte). Au centre, on trouve Yarmouth, c’est à dire un peu des deux.
Nous avons choisi de naviguer au nord ( Northern Broads) jusqu’à Yarmouth, très arbitrairement. Pour la bonne raison que nous ne pouvions pas tout faire en relativement peu de temps, et que nous étions majoritairement partant pour voir la nature de plus près, histoire de s’aérer un peu.
Depuis la fin de la dernière période glaciaire, la Grande-Bretagne s’enfonce lentement par le sud, ce qui a révélé les Broads, qui existent depuis le 13ème siècle. Auparavant, toute la région était un énorme estuaire. L’eau s’est retirée, a laissé trois fleuves, la Bure, la Yare et la Waveney plus au sud, et a créé ce réseau tentaculaire de petits cours d’eau, ainsi que ce qu’on appelle ici des « broads », c’est à dire des lacs alimentés en amont et vidés en aval, l’équivalent des lochs en Ecosse ou en Irlande. Les romains eux-mêmes il y a 1700 ans vinrent s’abriter ici des tempêtes de la mer du Nord pendant leur conquête de l’Angleterre.
Toute la région est organisée en Parc National, sur lequel veille le Broads Authority, qui entretient les berges et les rivières, stabilise les terrains, et surveille les multiples espèces d’oiseaux et de mammifères locaux.
Le panorama ressemble beaucoup à l’intérieur de la Hollande, avec ses roseaux, ses vastes étendues plates, ses petits canaux d’irrigation, ses prés d’herbe rase et ses moutons de temps en temps. Dans ce paysage qui aurait ravi Bruegel ou Turner, plat et quelque peu désolé, on aperçoit d’anciens moulins de briques noircies par le temps ou fraîchement repeints en blanc, dressés comme des coulemelles au milieu des champs. Les moulins des Broads sont très différents des moulins hollandais : plus petits, en briques, et arrondis comme d’anciennes tours de guet, ils jalonnent la campagne avec leurs toits ronds et blancs, leurs ailes souvent déplumées, et un appendice arrière muni d’une seconde éolienne en perpendiculaire qui les fait ressembler à des hélicoptères qui auraient mal fini. Il ont été construits pour la plupart par des ingénieurs venus de Hollande au cours du 17e siècle pour assécher les sols encore spongieux, et pas pour moudre un grain qui n’existe pas par ici.
On croise beaucoup de bateaux classiques en bois vernis, aux coques qui fleurent bon le début du siècle - le vingtième, s’entend - ainsi que des équipages plus exotiques, comme ce gros bateau à aube qui emmène son quota de touristes à travers les ajoncs comme si c’était le Mississipi. Lorsque le ciel est lourd, l’atmosphère est triste et monotone, même si le vent qui souffle ajoute sa musique aux éléments. C’est une impression étrange, sombrement belle, dramatique et romantique. Au moindre rayon de soleil, toute l’ambiance change comme par magie. Les champs s’éclairent, les roseaux s’allongent, le calme revient, les moulins éclatent de blancheur…
Dans les Broads, à cette époque, le printemps arrive. C’est juste le thermomètre et le baromètre qui sont un peu en retard. Les feuilles sont un peu timides elles aussi, mais les milliers de jonquilles, qui parsèment le moindre bout de gazon témoignent de la sève qui monte. Les oiseaux également…